• Docteur Jekyll ou Mister Hyde?

     

    Aujourd'hui, j’aimerais vous parler de mon père…

                              Pas parce que c’est un saint, pas parce que c’est un monstre….bien au contraire ! En ces temps de troubles pour tous les LGBT de France, leur famille, leurs amis ou même leurs collègues, j’aimerais m’adresser à la majorité silencieuse, à la population en général…Celle qui n’appartient pas aux groupuscules d’extrême droite qui ne voient les homosexuels qu’à travers le prisme de la sodomie, crient au pêché mortel, et se lancent dans une grande croisade de re-christianisation du pays. Celle qui n’appartient pas non plus aux associations LGBT, n’a pas le militantisme dans le sang et n’est concernée que très indirectement par le sujet, au travers de proches peut-être même pas si proches que ça…

    A toutes ces personnes, qui se sentent prises en otage par les polémiques actuelles, qui n’ont plus forcément vingt ans et ont entendu leurs institutions leur dire tour à tour que l’homosexualité était un délit,… puis une maladie,…et puis non, une simple variation de la norme, une configuration comme une autre parmi l’infinité des possibles…A tous ces gens à qui l'on a sans cesse demandé d’évoluer instantanément pour rattraper les erreurs de leur gouvernement, comme s’il détenaient tout le savoir du monde- qui se mettrait à jour en permanence-, et comme s’ils avaient une maîtrise si parfaite et rationnelle de leurs émotions qu’ils pouvaient en changer à volonté…. A tous ces gens : j’aimerais vous parler de mon père.

                           Parce qu’il est un peu comme vous. Né dans une famille d’ouvriers, dans le milieu populaire des années soixante, de ceux qui se tuaient au travail et prônaient encore une idéal hyperviril -de pères terriblement autoritaires et de petits voyous faisant la loi dans le quartier- comme un exutoire face à leur propre quotidien de travailleurs exploités, il a grandi avec l’image la plus négative possible de l’homosexualité: celle des « sales pédés », des « tordus », des « fiottes incapables » auxquels pour rien au monde il n’aurait voulu ressembler et dont la simple vue le révulsait…

    Puis il a grandi, il s’est battu contre sa condition, contre ses profs, contre la situation financière désastreuse de ses parents, contre le sectarisme de la bourgeoisie parisienne et, à la sueur de son front,… il est devenu médecin. Maladies infectieuses, médecine interne…des spécialités drôlement porteuses en ce début des années 80! Vous voyez où je veux en venir ? Le SIDA a assuré la réussite professionnelle de mon père bien plus vite qu’il n’aurait pu l’imaginer. Mais inutile de vous rappeler quelle communauté a payé le plus lourd tribut dans cette sinistre affaire, surtout à cette époque…. A peine sorti des chantiers de Pontoise, le jeune docteur s’est retrouvé face à une marée de patients arc-en-ciel, folles, bears ou gars discrets, assumés ou pas voire franchement au fond du placard, et au moins autant de questions d'éthique à résoudre! 

    Et contre toute attente, il a découvert des êtres humains, des êtres humains qui lui ressemblaient d’ailleurs beaucoup ! Lui qui avait essuyé le mépris des petits bourgeois toutes ces études durant, leurs certitudes tenaces quant à son infériorité intrinsèque et à leur parfaite légitimité, leur refus catégorique d’admettre leur statut de privilégiés, leur incompréhension quant à sa manière de parler, de s’habiller, de vivre…, il se retrouvait soudainement devant ses semblables ! Des gens qui avaient aussi été classés comme inférieurs et dysfonctionnels par principe, sans raison, parce qu’il fallait bien des dominés pour qu’il y ait des dominants…

                             Et puis, il a vu leur combat pour être heureux ensemble, il a connu leurs vies de couple, leurs sentiments, leurs angoisses face au fléau qui les frappait. Il a vu également des amants survivants, terrassés par la mort de leur compagnon, être trainés dans la boue, et jetés à la rue par des familles hystériques, pour quatre murs, quelques meubles, quelques fourchettes en argent, parfois moins…et dans le même temps il a entendu des manifestants brandir la croix contre la PACS, crier que cette union allait à l’encontre des bonnes valeurs chrétiennes. Alors, il s’est demandé d’où lui venaient toutes ses certitudes sur la vie des autres, sur le bien et sur le mal.

    Parce que c’était aussi son métier, et parce qu’il avait à cœur de l’exercer correctement, iI a passé pas mal d’années en conférences et en campagnes de sensibilisation sur la discrimination dans la famille, chez les amis, au travail, il a réfléchi avec ses collègues à des moyens de rendre les pratiques sexuelles de chacun plus sûres, de réduire les risques… Sans jugement, jamais, parce que ça, finalement, ce n’était pas du tout son métier ! Il n’avait même aucune expertise dans le domaine. Comme la plupart des gens d’ailleurs, mais certains semblent l’oublier si souvent…Il s'est aussi demandé si sa vie correspondait à ce qu'il prêchait, et a parfois passé plusieurs nuits sans dormir à se poser toutes ses questions. Plus récemment encore, il y a quelques années, il s'est dit qu'étant donnée la famille profondément instable et désunie dont il était issu, il était tout de même drôlement mal placé pour imposer un modèle familial à toute une société.

     

                            Alors est-il devenu un chantre de la cause LGBT, a-t-il dépassé toutes ses appréhensions, tous ses préjugés? Non. Il traîne encore des clichés dans ses remarques ou dans nos discussions. Est-il totalement indifférent à l'orientation sexuelle de ses amis, de ses enfants? Non, pas vraiment. La gêne, bien qu'atténuée, persiste encore et toujours. Mais alors comment ce père élevé au machisme ordinaire et terrorisé à l'idée que ses fils soient gays se retrouve-t-il à écrire dans Tétu+? Comment cet homme qui s'étrangle avec sa soupe lorsque j'évoque mes relations féminines se retrouve-t-il à plaider pour le congé paternité d'une de ses collègues et à défendre le mariage pour tous? Comment ce quinquagénaire pour qui le sexe entre hommes représente le neuvième cercle de l'Enfer a-t-il pu passer sa carrière à informer ses patients gays et leurs partenaires sur les moyens de vivre une sexualité épanouie malgré la psychose, malgré les risques?

                            La réponse est simple en réalité: nous sommes tous à la fois Dr Jekyll et Mister Hyde, des êtres humains et des citoyens. Nous avons une vie privée, une histoire et une éducation qui fait de nous des êtres subjectifs, soumis à nos émotions et en partie conditionnés. Mais si l'on ressent avec ses tripes, on peut en revanche penser avec sa tête. Etre un citoyen, une personne publique, c'est nous donner la possibilité de nous dépasser, d'être meilleurs que ce que nous pouvons être au quotidien. C'est forcer notre intellect a prendre le pas sur notre ressenti viscéral, et accepter parfois de changer d'avis...

    J'entends beaucoup de gens crier haut et fort qu'ils sont contre l'ouverture du mariage aux gays et lesbiennes, malgré tous les arguments pour, malgré toutes les études qui existent, au motif qu'ils « ne le sentent pas », que ça leur paraît « bizarre », qu'ils ont « du mal à y croire ». Je ne suis pas là pour critiquer ces ressentis. Ils sont les résultats de nos histoires personnelles. Ils ne sont pas toujours faciles à dépasser, ou du moins pas à court terme. En revanche, je trouve inacceptable de voir ces gens défiler ou affirmer leur opposition catégorique à un projet qui ne les concerne pas sur la simple base de ressentis ou d'émotions. Ce n'est pas ça la démocratie. Se comporter en citoyen, ça consiste d'abord à dissocier ses actions de ses réactions intimes. Nous pouvons avoir des opinions, cela ne nous donne pas automatiquement la légitimité pour les faire peser dans la balance. La citoyenneté est l'univers de la réflexion et de l'intellect. Le démocratie fonctionne quand s'expriment sur un sujet ceux qui le connaissent, ceux qu'il concerne et ceux qui disposent d'un argumentaire précis basé sur des faits. Elle s'enraye lorsqu'elle se mue en cacophonie générale parce que des gens non concernés ou qui ignorent tout du sujet se mettent à parasiter le débat par simple réaction épidermique. En conclusion, agir en citoyen c'est aussi, parfois, savoir taire ses impressions personnelles sur des thèmes qu'on ne maitrise pas et accepter de s'informer et d'être éduqué. Si nous refusons cette réalité, nous refusons de comprendre que notre subjectivité n'a pas à régir le quotidien des autres, et nous courons le risque d'entraver la liberté de tous ceux qui ne nous ressemblent pas.

                         Alors voilà ce que je vous demande...ou plutôt non! Commençons par ce que je ne vous demande pas. Je ne vous demande pas de devenir des héros du militantisme gay, je ne vous demande pas d'apprécier la culture gay, je ne vous demande pas de trouver nos pratiques sexuelles originales ou sexy et je ne vous demande pas de payer des séances de coaching pour apprendre à ne plus déglutir si fort lorsque l'un de vos collègues sort du placard sans crier gare. Nous avons tous des images mentales, des idées préconçues tellement intégrées par notre éducation qu'il en reste inévitablement quelques traces toute notre vie. Mais je vous demande d'essayer de ressembler à mon père, peut-être même pas mon père d'aujourd'hui, disons celui d'avant mon coming out. Celui qui a réfléchi, observé, étudié, celui qui s'en est remis aux personnes concernées, aux études scientifiques, aux faits pour se construire un véritable avis citoyen, professionnel, et pour trouver l'attitude à adopter dans son quotidien de médecin. Celui qui a accepté de savoir plutôt que de sentir, qui aura peut-être toujours une gêne mais sait désormais qu'elle vient de lui et n'a pas à intervenir dans sa relation aux autres. Celui enfin qui, bien qu'orgueilleux de nature, se force à être humble lorsqu'il parle et agit au nom de la société toute entière.

    Nombreux sont les sujets sensibles qui font intervenir au moins autant de fantasmes que d'éléments rationnels: mariage pour tous mais aussi port du voile, prostitution, avortement ou autrefois divorce, contraception, et bien d'autres encore. En acceptant d'écouter les principaux concernés, de n'exprimer que des arguments construits et de garder pour nous nos fantasmes, nous libérons également les générations futures de leur emprise, et nous contribuons à la survie de la démocratie. 


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